jeudi 22 août 2013

Le micmac de la ouate de cellulose

Ouate de cellulose (crédit : http://www.reflexe-energie.fr)


L’ « affaire ouate de cellulose » a défrayé la chronique ces dernières semaines, comme l’a raconté Le Moniteur. Ainsi, il est intéressant d’y revenir afin de comprendre comment un secteur d’activité en fort développement peut profondément s’auto-déstabiliser par des évolutions confuses du cadre technico-réglementaire. Une lutte entre les acteurs de la filière est observable, engendrant un désordre important… alors que les concurrents ne sont pas exempts de tout reproche, avec des manœuvres d’un autre âge afin d’en tirer profit. En effet, l’opposition entre les utilisateurs de sels d’ammonium et de sels de bore n’est pas un simple contentieux entre frères ennemis. Il s’avère que cela nuit à l’ensemble de la filière et que, parallèlement, les concurrents de la filière ouate de cellulose manœuvrent afin de durablement la fragiliser.

Sels d’ammonium vs sels de bore : choisissez votre camp !

Depuis une trentaine d’année, la majorité des fabricants de ouate de cellulose utilisent les sels de bore comme antifongique dans leurs matériaux. Or, en août 2011, ces derniers sont répertoriés dans la directive européenne biocide même si, d’un point de vue règlementaire, ils restent autorisés dans les isolants en tant qu’ignifugeant (directive européenne Reach). C’est pour cette qualité qu’ils sont utilisés, selon les fabricants de ouate de cellulose à base de sels de bore. 

Pourtant, en septembre 2011, le groupe spécialisé numéro 20 (GS20) instruisant les demandes liées aux « produits et procédés spéciaux d’isolation », dépendant de la Commission chargée de formuler des avis techniques, nécessaires pour commercialiser les produits sur le marché français, décide d’en interdire totalement l’utilisation, à partir de septembre 2012, et ce au profit des sels d’ammonium. La CCFAT, composée de représentants des ministères et de professionnels, est ainsi soucieuse de promouvoir les qualités écologiques de la ouate de cellulose… ce qui peut paraître paradoxale car celle-ci est certes fabriquées à base de vieux journaux recyclés, mais contient également des produits chimiques (encre, etc.).

Changement de cap en janvier 2013 : les sels de bore sont de nouveau autorisés sur le marché français des isolants, et pour une durée minimum de six mois, par cette même CCFAT (le compte rendu est à ce sujet assez éloquent). A l’inverse, les sels d’ammonium sont totalement interdits, décision rendue effective par arrêté du 3 juillet 2013, publié au Journal Officiel. De même, la Direction Générale de la Santé préconise l’enlèvement des isolations à base de ouate de cellulose avec sels d’ammonium.

Les raisons de ce retournement sont pour le moins expéditives : on observe une recrudescence des émissions d’ammoniac, ainsi que des risques d’incendie, au cours de l’automne 2012, dans des habitations isolées avec de la ouate de cellulose aux sels d’ammonium. En effet, le nouvel additif, remplaçant les sels de bore, serait instable, produisant des émanations gênantes (dans un contexte de températures élevées et d’humidité importante) qui peuvent être problématiques en termes sanitaires. 

Toutefois, derrière ces questions techniques, les différents revirements de la CCFAT (et du GS 20) laissent planer, chez les petits acteurs, l’ombre de grands groupes industriels. Pas seulement ceux qui promeuvent la ouate de cellulose traitée aux sels d’ammonium mais aussi des groupes vendant d’autres isolants (laine minérale, isolants biosourcés, etc.) concurrencés frontalement par la ouate de cellulose. Comme le rappelle Le Moniteur, « dans la petite famille de l’isolation, il n’y a pas vraiment de secrets et on sait que, à côté des entreprises et des contrôleurs, les industriels sont largement représentés, qu’ils soient producteurs de laine minérale (Isover, Rockwool), fabricants d’isolant biosourcé (Buitex) ou bien encore fabricants de ouate de cellulose (Soprema, qui compte plusieurs milliers de salariés [et qui a toujours fait de l’absence de sel de bore un argument commercial pour ses produits traités aux sels d’ammonium] et la PME suisse Isofloc) ».

Simple contentieux entre frères ennemis ou volonté de nuire de la part d’une autre filière ? 

Ce micmac entre frères ennemis est donc bien plus complexe qu’il n’y paraît. Ainsi, en janvier 2013, la Commission Prévention Produits mis en œuvre (C2P), de l’Agence qualité construction (AQC, qui fait référence chez les professionnels), décide de mettre sous observation les procédés d’isolation thermique à base de ouate de cellulose. Or, pour les professionnels de la filière, cette décision n’a rien d’anodin.

D’une part, parce que les enjeux économiques sont importants. Même si la ouate de cellulose représente moins de 5 % du marché français de l’isolation (chiffre d’affaire total de 1,3 milliard d’euros), elle est en croissance exponentielle ces dernières années. De 10 000 tonnes produites en 2009, la production représente 50 000 tonnes en 2012, via le développement de plusieurs PME spécialisées en France ainsi que l’installation de lignes de production. 

D’autre part, l’opacité des organismes interprofessionnels est souvent pointée par les petits acteurs... à leur détriment. Ainsi, selon Thierry Toniutti, directeur de la PME Ouateco, « le lobby des grands industriels français de l’isolant a échoué au sein du CSTB [le Centre Scientifique et Technique du Bâtiment en charge de réaliser les tests pour la CCFAT], alors ils le poursuivent à l’AQC ».

Comme le rappelle Le Moniteur, la C2P, dont les membres bénéficient de l’anonymat, ne dispose que d’un représentant des industriels, renforçant la méfiance des PME de la ouate de cellulose qui s’interrogent sur la représentativité et l’objectivité de la commission. Celle-ci rassemble en outre des assureurs, des certificateurs, des bureaux de normalisation, la FFB, la Capeb, des contrôleurs techniques… et le CSTB ?!

Ainsi, pour les PME utilisant le sel de bore et regroupées au sein d’Ecima (Association européenne des producteurs de ouate de cellulose), toutes ces actions ont un relent de concurrence déloyale des gros contre les petits. Comment mettre en avant la dangerosité de la ouate avec sels de bore alors qu’elle est largement diffusée sur le continent américain ou en Allemagne ? Et pour donner corps à ces ambiguïtés, le GS 20 (CCFAT), qui compte 35 membres dont l’identité n’est pas rendue publique, reconnaît finalement que la réglementation européenne Reach autorise bien la présence de sels de bore jusqu’à une concentration de 5,5 %... ce qui est bien supérieur aux quantités présentes dans la ouate de cellulose traitée avec les sels de bore ?!

Dans cette bataille d’influence, chacun peaufine ses arguments, rameute ses soutiens, notamment politiques, quitte à user de la voie judiciaire. Une médiatrice, Nadia Bouyer, est même nommée par l’Etat afin de calmer les protagonistes. Finalement, en juin 2013, la validité des avis techniques des isolants en ouate de cellulose avec sels de bore est prolongée jusqu’à l’été 2015 (voire 2016), le temps de trouver des solutions de substitution au sel de bore utilisé comme ignifugeant. 

Tout ça pour ça ? 

S’il n’y avait que le ridicule de la situation, qui a quand même duré deux ans (et ce n’est pas fini), cela pourrait prêter à sourire. En effet, les produits avec sels de bore n’ont finalement été bannis par la CCFAT que quelques semaines... et semblent les grands vainqueurs de cette mascarade.

Vraiment ? 

On peut en douter. Déjà, les enjeux techniques sont toujours d’actualité : trouver une formule pour la ouate de cellulose permettant de s’affranchir autant des sels de bore que des risques de dégagement d’ammoniac. Plus grave, le discrédit des instances définissant le cadre technico-administratif de la filière ouate de cellulose la déstabilise fortement. Comment donc ne pas analyser la vente par Isofloc, durant l’été 2012, de son site de production français, ouvert trois ans plus tôt, comme un signe avant-coureur d’une décrépitude de la filière ?

L’opacité et la complexité des instances, la lourdeur des protocoles de certification, etc., sont autant de signes négatifs envoyés aux consommateurs, les amenant à terme à privilégier d’autres isolants produits par des sociétés cyniques qui n’hésitent pas à user de toute leur influence pour augmenter leur chiffre d’affaires ! Il ne reste donc que ces pistes à valoriser et à crédibiliser pour que la filière ouate de cellulose perdure durablement.

[mise à jour 27 août 2014] : cette affaire ouate de cellulose rappelle celle concernant la normalisation des produits isolants Actis, que nous avons traité sur ce blog, ainsi que le rôle trouble joué par certaines institutions et grandes entreprises. L'OPECST s'en est fait l’écho à plusieurs reprises. A lire notamment, Le politique en soutien à l’innovation : le rôle constructif mais méconnu de l’OPECST

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