jeudi 25 septembre 2014

La fraude aux cotisations sociales : un mal croissant et qui cache une schizophrénie française

La fraude aux cotisations sociales dans le BTP : un mal incurable ? (source : ladepeche.fr)

Généralement, en France, le grand jeu concernant la fraude consiste à dénoncer tout ou partie de catégories socio-professionnelles et leur appétence aux prestations sociales, celles-ci étant bien évidemment trop généreuses et trop faciles à avoir. Le grand mérite du dernier rapport de la Cour des Comptes, publié le 17 septembre 2014, concernant l’application des lois de financement de la sécurité sociale, est ainsi de s’intéresser au volet recettes et non pas à celui des dépenses. En clair, focalisons nous sur « comment est financé notre système social » et surtout, « quelle est l’ampleur des moyens mis en œuvre par ceux qui le finance pour éviter de payer les cotisations sociales ? ».

En effet, celles-ci représentent plus de la moitié des ressources de la protection sociale en France, soit 346,2 milliards d’euros (17% du PIB). Or, comme le note la Cour, leur collecte repose sur un système déclaratif complexe, exposée à de nombreux risques d’erreur (omissions involontaires, ignorance ou mauvaise interprétation du droit…) ou pire, à des tentatives de fraude (c’est-à-dire actions commises intentionnellement). Toutefois, gardons-nous de penser (et dire) que la France est gangrenée par la fraude…

Ainsi, tout en reconnaissant la difficulté d’estimer le phénomène (difficultés méthodologiques, non prise en compte du secteur agricole…), et malgré les actions menées par les pouvoirs publics pour lutter contre toute forme de fraudes, la Cour des Comptes évalue le montant de celles-ci entre 16,8 et 20,8 milliards d’euros pour l’année 2012. Ces chiffres sont une gifle comparés à ceux (estimés) pour l’année 2004 : entre 6,6 et 11,7 milliards. Or, le secteur de la construction n’est pas exempt de tout reproche dans cet état de fait… ni l’administration.

Complexification et renouvellement de la fraude

Selon la Cour des Comptes, le secteur de la construction représenterait 3,8 milliards d’euros de cotisations éludées, soit 22,6 % du total (avec la fourchette basse comme référence). Les raisons avancées ? Des formes anciennes de fraude, toujours aussi difficiles à détecter (sous-déclaration – intentionnelle ou non – d’activité ou d’heures de travail). Mais surtout deux phénomènes nouveaux, impactant massivement le secteur de la construction : le travailleur détaché et l' autoentrepreneur.

  •  Le travail détaché
Leur nombre ayant été multiplié par 22 entre 2000 et 2012, les travailleurs détachés, déjà évoqués sur ce blog, ne sont plus un épiphénomène : impacts financiers, conséquences sociales… la Cour des Comptes a donc raison de s’y intéresser. Ainsi, elle rappelle que « les entreprises de travail temporaire établissent 30 % des déclarations de détachement (aux 3/4 dans les secteurs du BTP et de l’agriculture). Ceci explique notamment que les Français occupent la quatrième place des contingents de salariés détachés en France (16 900 en 2012, soit 10 %), dont deux-tiers de Lorrains, derrière les Polonais (31 700), les Portugais (20 100) et les Roumains (17 500) » (page 131). Aussi, des 170 000 salariés détachés en 2012, 70 000 proviennent des anciens pays d’Europe de l’Est, entrés dans l’Union européenne entre 2004 et 2007.

Et la Cour de reprendre les chiffres avancés par le Sénat dans un rapport d’avril 2013 (Le travailleur détaché : un salarié low cost ?) : la fraude liée aux travailleurs détachés non déclarés, estimés à 300 000 en 2010, atteindrait 380 millions d’euros. Et bien évidemment, ce n’est que la partie immergée de l’iceberg. En effet, le travail détaché est source de fraudes variées, au-delà de celles aux cotisations sociales : violations du droit du travail, conditions de travail et d’hébergement déplorables…

  • Le statut d’autoentrepreneur 
Egalement évoquée sur ce blog, cette pratique de dissimulation de l’emploi de salariés sous l’apparence d’une relation commerciale est de plus en plus utilisée afin de se soustraire à certaines dispositions du droit du travail et de la sécurité sociale. Aussi, certains l’utilisent afin de verser des salaires moins élevés tout en permettant de minorer les taux de cotisations.

Problème : il faut pouvoir caractériser la fraude. Pour ce faire, selon la Cour, il faut examiner la réalité de chaque relation de travail et montrer que le donneur d’ordre contrôle l’exécution de ses tâches par l’intéressé de la même manière que pour un salarié. Tâche fastidieuse quand on sait qu’il existe 136 000 autoentrepreneurs actifs dans le secteur de la construction, en 2013. Toutefois, l’URSSAF a mené, en 2011, une enquête sur un échantillon de 1 500 autoentrepreneurs (tous secteurs confondus)… qui a abouti à un taux de redressement de 31,3 % des personnes contrôlées et de 45,7 % des cotisations contrôlées ?! On comprend dès lors que les organisations du secteur – les artisans de la CAPEB en tête – se battent pied à pied pour réduire les marges de manœuvre des personnes adoptant ce statut.

Le problème du redressement

Comme l’avance la Cour des comptes, la fraude (ou plutôt les fraudes) s’inscrit dans un environnement politico-économique en mutation. « La mondialisation des échanges et la segmentation croissante des chaînes de valeur ajoutée, le développement du marché unique européen, réunissant des États dont les niveaux de protection sociale sont très inégaux, l’augmentation des possibilités de transactions dématérialisées créent des nouvelles opportunités de fraude ou facilitent le renouvellement de formes anciennes » (page 130). Ainsi, « la fraude transnationale, la sous-traitance en cascade, les faux statuts, les circuits de financement occultes compliquent la tâche des agents chargés du contrôle des cotisations ».

De fait, au-delà de la fraude, le phénomène très inquiétant reste l’échec des redressements. En effet, l’activité de contrôle n’aboutit à redresser qu’environ 1,5 % de la fraude liée au travail dissimulé. Et la Cour des Comptes d’asséner : « la combinaison d’un taux de redressement peu élevé et d’un faible taux de recouvrement fait que les sommes effectivement collectées s’avèrent dérisoires au regard de la fraude totale. Elles se chiffrent en dizaines de millions et la fraude, en dizaine de milliards d’euros, ce qui correspond à un taux de recouvrement des cotisations éludées d’environ 0,2 % ».

Dans son rapport d’activité 2013, publié en juillet dernier, l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss) dresse le même bilan de son activité de lutte contre le travail illégal. Selon l’organisme, des cas de fraudes ont été détectés dans 13,7 % des 2 605 entreprises du secteur de la construction qui ont été contrôlées (page 50 notamment). Or, le chiffre est plus élevé que ceux des années précédentes. Une conséquence de la crise, celle-ci incitant les entreprises à avoir recours à des pratiques proscrites pour gagner des contrats et défendre leur chiffre d’affaires ? Sans oublier qu’il ne s’agit que d’une estimation du phénomène..

Toutefois, en essayant de caractériser au maximum les fraudeurs, l’Acoss permet de dégager des tendances et de rendre plus efficace les contrôles. Ainsi, les fraudes sont particulièrement présentes en Franche Comté, en Bourgogne, en Rhône-Alpes ainsi qu’en Île-de-France. Hormis le Génie Civil, tous les secteurs d’activité sont impactés avec, comme mauvais élèves, la construction (210 entreprises contrôlées avec un taux de fraude de 21,9 %) et la peinture/vitrerie (196 sociétés et un taux de 24 %). La plâtrerie arrive juste derrière avec 184 établissements contrôlés et 18,5% ayant fraudés. De même, il s’avère que la fraude soit surtout observable dans les établissements de moins de 7 salariés.

Qui est à blâmer ?

Ces derniers mois, de nombreux entreprises prises en flagrant délits de fraude ont fait la Une de la presse : du promoteur immobilier comme Promodim à la major du BTP qu’est Bouygues Construction et ses chantiers du Balardgone à Paris ou de l’EPR en Normandie.

Aussi, est-il permis de se demander si certains n’ont pas institutionnalisé cet « art d’optimiser » la législation afin de maximiser les profits et engranger des nouveaux contrats. Au risque de détériorer la santé des ouvriers et le devenir du secteur… Il est d’ailleurs cocasse de voir qui demande des aménagements rapides pour tenter de minimiser les effets pervers : les organisations patronales ! Et encore, certaines ont un discours schizophrénique (n’est-ce pas la FFB ?), demandant des garde-fous alors que les adhérents – notamment les grandes entreprises – tirent un profit non négligeable de ces législations.

En outre, une seconde question est mise en exergue : pas celle « à qui la faute ? » mais plutôt « à qui la faute originelle ? » En effet, en votant des législations sur l’auto-entreprenariat ou le travail détaché, l’Etat « stimule » la fraude, sapant sa base fiscale, qui, elle-même, permet au système distributif de perdurer. En clair, le régulateur promeut des lois qui mettent en danger sa pérennité.

Plus précisément, même s’il est demandé à l’Etat de se moderniser pour engendrer un sursaut salvateur, il lui est également imposé (mais on a tendance à l’oublier…) de rénover sa manière d’appréhender l’économie réelle. L’Etat met en œuvre une libéralisation de l’économie (détachement de travailleurs et l’auto-entreprenariat) mais doit absolument, d’un autre côté, renforcer la lutte contre les comportements déviants ainsi engendrés par les changements législatifs.

Aussi, comme l’avancent l’Acoss et la Cour des Comptes, le renforcement de la lutte passe par la professionnalisation des équipes et l’actualisation de la législation (sanctions accrus, coopération et mutualisation entre les services…). La libéralisation pour dynamiser, oui. Mais si cela doit se faire au détriment des compétences et des savoir-faire historiques que possèdent la profession, cela risque d’avoir des effets négatifs dévastateurs. Sans parler des conséquences politiques…

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