jeudi 23 janvier 2014

Les enjeux de l'après-amiante

Des familles se recueillent devant une stèle dédiée aux victimes de l'amiante à Dunkerque en 2009 (crédit : Philippe Huguen/AFP)

Le fantôme de l'amiante sait toujours se rappeler au (mauvais) souvenir de ceux qui oublient trop facilement. En l'espace de quelques jours, les Parisiens, usagers du métro ou travaillant dans la tour Montparnasse, se sont vus brutalement rappelés que l'amiante était un ennemi mortel et surtout, omniprésent. Pourtant, il y a une catégorie de personnes qui n'oubliera jamais les méfaits de la "fibre tueuse" : les victimes et leurs proches. Ainsi, bien que l'amiante soit interdit depuis 1996, le combat de ces associations continue pour que toutes les victimes soient reconnues, mais également afin que les responsables, industriels comme politiques, soient jugés pénalement. Face à l'urgence de la lutte, dont les témoins disparaissent à raison de 3 000 personnes par an, les enjeux de l'après-amiante sont toujours d'actualité en 2014.

L’amiante et le sang contaminé sont probablement les plus grands scandales sanitaires du XXe siècle. Mais contrairement au sang contaminé, l'ampleur est ici sans précédent : produit miracle pour l’isolation et la protection incendie, l’amiante est à l'origine, en cas d'inhalation, de fibrose pulmonaire, appelée asbestose, du cancer de la plèvre et du mésothéliome. Or, si sa dangerosité est connue en France depuis 1906, il ne sera totalement prohibé qu’en 1997. Selon un rapport du Sénat datant de 2005, l’amiante aurait ainsi provoqué 25 000 décès entre 1965 et 1995, et pourrait être la cause de 65 000 à 100 000 décès entre 2005 et 2030 !

L'urgence de la lutte

Malgré l'interdiction de l'amiante, les associations de victimes de l'amiante, avec à leur tête l'ANDEVA (Association Nationale de DEs Victimes de l'Amiante), ainsi que les syndicats et différents collectifs de chercheurs, n'ont cessé de se battre contre ses conséquences à long terme. Le combat s'est soldé par plusieurs victoires : reconnaissance de l'amiante comme maladie professionnelle, création du FIVA en 2001 (Fonds d'Indemnisation des Victimes de l'Amiante), et dernière avancée, et non des moindres, reconnaissance du préjudice d'anxiété depuis une décision de la Cour de Cassation datant de 2012.

Mais si, dans l'affaire du sang contaminé, les responsables ont été jugés et certains condamnés (et ce n'est peut-être pas terminé), il n'en va pas de même en ce qui concerne l'amiante. Ainsi, alors que la Cour de cassation reconnaît la "faute inexcusable de l'employeur", et la responsabilité de la Sécurité sociale (et donc de l'Etat), aucun employeur, industriel ou responsable politique n'ont été condamné sur le plan pénal en France. Or, pour les associations de défense des victimes, la dimension criminelle de l'affaire est indéniable, et les employeurs des travailleurs touchés étaient parfaitement conscients des risques en les exposant sciemment à ces derniers. En Europe, seul un procès pénal a été tenu en Italie en 2012, à Turin, contre les dirigeants d'une usine Eternit condamnés tous deux à une peine de seize ans de prison. Mais compte tenu de leur grand âge, 65 et 90 ans, ils ne devraient pas faire de prison.

Et là est le problème ! La lutte pour la reconnaissance des "crimes" de l'amiante (n'ayons pas peur des mots) est une course contre la montre. Non seulement les victimes déclarent leur maladie sur le tard, mais elles en meurent également sans avoir connu de réparations du préjudice. De l'autre côté, les responsables disparaissent également, ou sont trop âgés, pour être condamnés et purger leurs peines. Il y a donc urgence pour les défenseurs des victimes de l'amiante. Mais ces derniers disposent-ils des moyens pour soutenir leur combat ? Rien n'est moins sûr. La nébuleuse d'association de lutte contre l'amiante est vieillissante et mal structurée : ANDEVA, ARDEVA, CAPRA, FNATH, etc. Les acronymes se succèdent et ne permettent pas, aux yeux du grand public, une identification aisée. L'ANDEVA, principale association de défense des victimes, repose sur des réseaux locaux relativement actifs. Mais avec des cadres âgés, elle n'est pas en mesure d'étendre cette influence au delà des réseaux professionnels et syndicaux. Il suffit de voir son site Internet ou de constater son absence sur les réseaux sociaux pour s'en convaincre. Le 12 octobre 2013, la manifestation nationale n'a ainsi mobilisé que 4 000 personnes, un chiffre ridicule compte-tenu des enjeux et des victimes potentiels à venir !

Les dangers de la surmédiatisation

Et si la surmédiatisation et l'ampleur de cette catastrophe sanitaire étaient responsables du désintérêt du grand public ? Dénoncée par Claude Allègre dès 1996, et surtout plus sérieusement par Jean de Kervasdoué dans son ouvrage "Les prêcheurs de l'apocalypse", la surmédiatisation a deux conséquences néfastes : dans un premier temps, elle entretient la psychose chez des personnes qui n'ont jamais été exposées à l'amiante, tout en provoquant une forme de rejet de l'opinion public, un refus d'affronter les problèmes en face. Dans un deuxième temps, la multiplication des annonces, à l'image des récents événements du métro parisien ou de la tour Montparnasse, est à l'origine de la banalisation de l'affaire. En outre, l'ampleur du scandale, 100 000 victimes pour les estimations les plus larges, 3 000 décès par an, entraîne la diffusion, voire la dilution du sentiment d'indignation, qui se limite également aux générations qui ont vécu le scandale.

Le devoir de mémoire

Le souvenir est en fait l'enjeu le plus important de l'après-amiante. Dans l'hypothèse, plus que vraisemblable, où l'affaire n'aboutisse à aucune condamnation pénale en France, il existe une nécessité d'un "devoir de mémoire". Pressées par le temps qui passe, et éliminent impitoyablement, en même temps que la maladie, les victimes de la tragédie, les associations sont bien conscientes de cette nécessité, et n'hésitent pas, comme à Rouen, à réclamer l'élévation de stèles, véritables monument aux morts, ou encore d'oeuvres d'art.

Et chaque année, des dizaines d'ouvrages paraissent, établissant ou rétablissant le bilan et les responsabilités des entreprises, des élus, des fonctionnaires dans le marasme sanitaire de l'amiante. Mais cette activité frénétique n'est pas sans rappeler les dérives du devoir de mémoire décrites de manière romancée dans le dernier prix Goncourt, "Au revoir là-haut". En effet, l'amiante est un bon client pour les éditeurs. Qu'apporte de réellement nouveau et d'intéressant la dernière flopée d'enquêtes journalistiques, qui en 150 pages ou plus, répètent ce que Henri Pézerat clamait déjà en 1978, alors que tout le monde se dissimulait ? L'amiante est un feuilleton, mais trop réel et cru pour intéresser le cinéma. De fait, les messages des associations tendent plus à apaiser les victimes et leurs proches, qu'à diffuser les enjeux de cette lutte auprès de la jeunesse, via des moyens de communication modernes et adaptés (à l'image de la désormais célèbre bande dessinée de Pénélope Bagieu sur les méfaits du chalutage profond).

Cette course contre la montre de l'après-amiante, que mènent les associations est en train de modifier les enjeux du combat. La reconnaissance des victimes, malgré quelques tentatives malheureuses de remise en cause, est aujourd'hui établie, avec un ensemble de mesures cohérentes (préjudice d'anxiété, préretraite amiante, reconnaissance de maladie professionnelle, indemnisations, etc.). Mais la responsabilité des coupables n'a pas encore été jugée pénalement et les affaires se multiplient, chez Arc International, chez Renault, à la RTAP... Et surtout, le combat à mener pour perpétuer l'affaire dans les consciences des nouvelles générations est loin d'être lancé. Alors parfois, il est essentiel d'en revenir aux témoignages les plus simples, les plus crus, comme ce blog de Philippe Porée pour raviver dans nos esprits la conscience de ce drame terrible, qui continue sous la même forme, ailleurs, et espérer que 2014 soit bien "l'année des procès de l'amiante".

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