jeudi 11 décembre 2014

La ville intelligente : vers une redistribution des rôles entre politiques, entreprises et citoyens ?

La ville intelligente : beau concept et gros enjeux (source : philippe-allard.be)

Passée de 2,2 à 3,7 milliards entre 1990 et 2013, la population urbaine mondiale continue de progresser et devrait atteindre quelques 6,2 milliards d’habitants d’ici 2050, soit deux tiers de la population totale. Si cet exode rural sera en partie absorbé par l’extension des villes, il le sera également par l’entassement des populations, c’est-à-dire la hausse de la densité : multiplication des gratte-ciels d’habitation, réaménagement des espaces… Au final, la ville de demain devra donc accueillir (beaucoup) plus d’habitants alors même qu’elle semble aujourd’hui étouffer de plus en plus entre pollution, embouteillages et engorgement des transports.

Toutefois, une lueur d’espoir aux contours assez floue semble émerger à travers le concept de « smart city » ou « ville intelligente ». Tout comme les nouvelles technologies ont révolutionné notre façon de travailler ou d’interagir, les nouvelles technologies auraient le pouvoir de réinventer la ville de demain : les problématiques de pollution, de mobilité ou encore de sécurité pourraient ainsi trouver des solutions grâce au « tout connecté ».

Cependant, la ville intelligente ne se résume pas seulement à des problématiques énergétiques ou sécuritaires. Derrière la collecte des données, se cachent également des investissements nécessaires et des marchés gigantesques, et donc une marchandisation de l’espace. D’une aire géographique gérée par les politiques, la ville deviendrait donc, au moins en partie, un marché géré par les entreprises. De quoi chambouler l’ordre jusque-là établi.

Qu’est-ce qu’une ville intelligente ?

De manière simple, la ville intelligente correspond à un espace urbain au sein duquel tout ou presque serait géré de manière optimale grâce à la collecte et au traitement de données. S’il n’existe pas encore de modèles absolus, plusieurs projets sont prévus ou en partie déjà réalisés. Santander, ville espagnole de 177 000 habitants, en est un bon exemple. Grâce à 20 000 capteurs situés au coin des rues, la municipalité peut mesurer la qualité de l’air et l’intensité sonore dans chaque quartier et moduler son action en conséquence. D’autres capteurs, situés dans les jardins publics, permettent de mesurer l’humidité des pelouses afin de déterminer si leur arrosage est nécessaire. Et, pour les automobilistes munis de smartphones, une application indique en temps réel l’état du trafic et le nombre de places disponibles dans chaque rue à proximité. Un luxe que tout citadin envierait…

Mais la ville de demain n’a pas pour autant vocation à privilégier l’automobiliste individuel, comme le rappelle Jean-Louis Missika, adjoint au maire de Paris en charge de l’urbanisme : « nous allons essayer de tout mutualiser […] faire en sorte que l’idée d’un véhicule individuel soit la dernière qui arrive à l’esprit d’un Parisien ». Car la ville intelligente sera aussi celle de la fluidité et des transports collectifs ou en libre-service. Vélos et voitures existent déjà et tendent à se multiplier, tandis que certains imaginent des nouveaux transports à mi-chemin entre le collectif et l’individuel. Masdar, une ville de l’émirat d’Abou Dhabi qui devrait voir le jour en 2020, sera ainsi équipée de PRT (Personal Rapid Transit), des véhicules pour dix personnes se déplaçant automatiquement selon une voie prédéfinie. 


La smart city sera donc résolument tournée vers la fluidité, mais aussi sur l’écologie. En France, un quartier d’Issy-les-Moulineaux fait figure de précurseur, avec le projet IssyGrid. Lancé en 2009, il concerne actuellement 1 600 logements pourvus d’équipements  domotiques. Les besoins énergétiques sont entièrement assurés grâce à la géothermie (renouvelable et propre), tandis que les déchets sont collectés par pneumatique, rendant caduque l’utilisation de camions poubelles et l’encombrement qui va avec.


Enfin, la ville intelligente permettra également d’améliorer la sécurité globale. Jean-Philippe Pagniez, lieutenant-colonel chez les pompiers de Paris, explique ainsi que « chacune des interventions produit 4 000 données. Les analyser permettra la mise en place de modèles prédictifs pour optimiser les capacités opérationnelles ». Il en ira de même pour analyser les risques naturels mais aussi la petite délinquance voire même la prolifération des rongeurs, comme c’est le cas à Chicago par exemple.

La smart city permettrait donc de réaliser des économies, de polluer moins, de fluidifier les transports, de rendre les villes plus sûres… Reste l’épineuse question du financement.

Vers l’hyper marchandisation des villes ?

Mis à part dans les pays du Golfe et quelques rares exceptions, la question du financement des infrastructures est un souci constant. Alors, pour financer des investissements très lourds, les municipalités n’hésitent pas à faire appel aux entreprises, via des partenariats public-privé. De 1999 à 2009, plus de 1 400 PPP ont été signés au sein de l’Union Européenne, représentant 283 milliards d’euros.

L’exemple que la plupart des grandes villes connaissent en France est celui de JC Decaux et de ses fameux vélos en libre-service. L’entreprise supporte les investissements et la logistique, mais récupère en échange la gestion des espaces publicitaires ainsi que les habitudes de déplacement des usagers… Données qui intéressent à la fois les publicitaires et les élus, qui peuvent évaluer où leurs actions auront le plus d’impact.

Car il s’agit bien de cela : dans la ville intelligente, à tous les instants, le citoyen sera utilisé à la fois comme un capteur d’informations et comme une cible. Les informations qu’il renseignera permettront certes d’améliorer le fonctionnement de la ville (l’exemple de Santander), mais elles permettront également aux entreprises de mieux identifier les besoins de chacun, quels sont les meilleurs emplacements publicitaires (à Londres, la société de transports publics commercialise les affluences et les horaires de ses lignes)… Même les initiatives apparaissant comme purement écologiques sont envisagées dans une logique marchande.

Guillaume Parisot, qui coordonne les dix acteurs (Alstom, Bouygues Immobilier, Bouygues Telecom, EDF, ERDF, ETDE, Microsoft, Schneider Electric, Steria et Total) engagés dans le projet IssyGrid, résume bien la situation : « ce n’est pas de la philanthropie, on est convaincu du business model, mais ce n’est pas simple ». A Issy, des entreprises de la construction, de l’énergie et de l’informatique mutualisent ainsi leurs connaissances afin de créer un quartier type en se basant sur l’analyse des habitudes de consommation de chacun. Le citoyen réalise des économies en même temps qu’il fournit des informations précieuses : le système semble gagnant-gagnant.

En combinant tous les projets, voilà à quoi pourrait donc ressembler la ville intelligente : un trafic plus fluide, moins de pollution, des économies d’énergie et d’eau, une meilleure anticipation des risques. En contrepartie ? Les habitudes de consommation de chacun seraient stockées et traitées, tout comme les habitudes de transports et de fréquentation des lieux. De quoi nourrir le fantasme Big Brother…

Mais si la ville devient un lieu du tout-marchand, cela ne risque-t-il pas de donner plus de pouvoirs aux entreprises au détriment des politiques et des citoyens, voire même de marginaliser certains espaces ?

Politiques, entreprises, citoyens : une redistribution des rôles dans la smart city

En s’insérant toujours plus dans la vie quotidienne de la ville, il est évident que les entreprises joueront un rôle accru dans les prises de décisions autrefois réservées aux politiques. De simples opérateurs, elles pourront, données à l’appui, devenir force de proposition, voire même, qui sait, définir les stratégies urbaines. Cela ne signifie pas nécessairement une perte de pouvoir pour les édiles, seulement une mutation de leurs fonctions. D’initiateurs-bâtisseurs, les politiques deviendront plutôt des coordinateurs-éducateurs, en conservant tout de même leur pouvoir décisionnel.

Karine Dognin-Sauze, vice-présidente du Grand Lyon, résume ainsi la situation : « nous sommes passés de l’idée de ‘faire la ville’ à celle de ‘faire faire la ville’ ». Ainsi, le quartier Hikari, à Lyon Confluence, englobe toutes les innovations possibles, du bâtiment à énergie positive aux voitures en auto-partage, mais rien ne vient directement de la ville, qui se contente de coordonner le projet. Pour paraphraser l’excellent article de Jean-Pierre Gonguet, « c’est un peu la stratégie Apple appliquée au béton : dans l’iPhone, il y a des dizaines de technologies différentes, aucune n’est d’Apple, mais l’ensemblier, Apple, ramasse les bénéfices ».

L’autre nouveau rôle dévolu aux politiques sera d’éduquer la population à l’usage de toutes ces nouvelles technologies : inutile de multiplier les voitures en libre-service si personne ne renonce à sa voiture individuelle, inutile non plus de truffer la ville de capteurs et autres gadgets si le citoyen n’est pas un « alphabétisé du numérique ». Comme toujours, l’innovation n’est pas dans les moyens mais dans les mentalités. Reste à savoir dans quel type de ville les citoyens souhaiteront et pourront évoluer, ce qui soulève un débat de fond.

Les futurs opérateurs de villes intelligentes seront en priorité attirés par les grandes villes riches. Mais, en leur sein, l’irruption du tout-connecté risque d’accentuer les inégalités entre les classes les plus aisées, qui pourront pleinement profiter des nouveaux services, et les autres. Dès lors, il est probable de voir un nouvel écart se creuser, non seulement entre les classes, mais aussi entre les grandes villes « intelligentes » et les banlieues, privées de technologies.


Selon une étude publiée par le cabinet MarketsandMarkets, le marché de la ville intelligente représente aujourd’hui 525 milliards d’euros et devrait doubler d’ici 2019. L’émergence des smart cities n’est donc plus un lointain fantasme mais un constat. Reste désormais à aborder cette nouvelle révolution de manière optimale en se posant les bonnes questions. Quelles limites face à la marchandisation des données ? Quelle politique territoriale ? Comment éduquer les futurs « citoyens intelligents » ?

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